Mission, c'est une belle histoire, que je vais raconter.

Les jours s'enchainent et se ressemblent. On pourrait en écrire des dizaines, des centaines, de pages sur Judd dans son uniforme sale mais pas trop, histoire de pas trop ternir l'image des services municipaux, en train de bosser mais pas trop parce que faudrait pas redorer l'image des fonctionnaires. Plus ou moins de vent, plus ou moins froid, plus ou moins de gens autour qui font leur vie. Le cadre se modifie légèrement pendant que Judd fait du surplace, du metro-boulot-dodo sans metro.

Puis parfois, on vient lui causer. La plupart le nez froncé, pour se plaindre de leur quartier, comme s'il allait leur répondre que oui, bien sûr, il s'y rendrait immédiatement pour le transformer en petite banlieue gentrifiée où s'entassent bobos dans des pseudo-loft hors de prix. Et puis, il y a ceux trop polis, comme ce type, qui ose pas franchir le chambrant de porte de la boutique de Michelle. Il le comprend, quand même : lui-même a mis du temps avant d'oser aller y siffler le café proposé généreusement. Dommage pour le gars, il vient certainement de rater l'occasion de prendre son seul repas chaud de la journée.

Mais tant mieux pour Judd : la distraction lui permet de prendre une énième pause la conscience tranquille. Le cul sur le banc de l'abribus, le temps de rouler la clope, de l'allumer et de chopper le courrier abandonné. Pauvre clope qui se consume seule, d'ailleurs, rapidement abandonné quand il reconnait la papeterie bien de chez lui. Le jeune homme est sûr d'une chose : c'est certainement pas une invitation pour sa fête d'anniversaire. Parce qu'on est pas près de la date et parce qu'il doute que les Malveaux lui organiseraient une petite surprise.

Pris d'une terrible envie d'en parcourir le contenu, Judd résiste. Parce que ça se fait pas, déjà, de lire le courrier d'autrui. Parce qu'il aimerait bien continuer à pouvoir venir prendre le café, aussi, surtout les jours glacés. Mais aussi parce qu'ils n'ont pas besoin d'être à ses côtés pour qu'il sente leurs regards réprobateurs.

Un, deux, trois, ça se lève, ça soupire et ça se décide à franchir la porte de la boutique de  @Michelle Lacombe "Heyyyyyy" d'un ton totalement enjoué comme s'il était pas en train de réfléchir, pour une fois dans sa vie. "Y a un gars qui m'a donné ça dehors pour toi. Y a un truc à la paroisse mais mon oncle a trop peur de venir te le remettre en main propre ? " Parce que c'est la seule explication logique et que même bourré, elle ne ferait aucun sens.

En cette douce après-midi hivernale, il faut bien l'admettre, il n'y a pas grand monde à la boutique. Quelques habitués sont passés au matin et depuis, c'est le calme plat. Ce sont les moments préférés de Michelle ; ceux où, seule, elle peut se concentrer sur d'autres tâches. Faire le réassort des rayons, passer commande pour ce qu'elle n'a plus en stock, mais surtout lire ou tirer les cartes. Pas que cette activité fasse partie des traditions familiales, mais elle aimait bien s'y adonner depuis quelques temps. C'était une façon de rentrer en contact avec les esprits un peu moins direct et brutale que via les séances.

Plongée dans un bouquin qui parlait d'os et de sang (bouquin au demeurant très intéressant), Michelle sursauta légèrement en entendant la cloche de la boutique retentir, indiquant l'arrivée d'un client. Sourire commercial en place, le "Bienvenue" franchit ses lèvres avant même qu'elle n'eut le temps de reconnaître la face familière de celui qui est quasiment devenu un collègue - à faire qu'ils prennent des pauses cafés ensemble. "Oh, c'est toi" souffle-t-elle en ne cachant pas son soulagement "Qu'est-ce que je peux faire pour toi ?" les mots quittent sa bouche alors même qu'elle se retourner pour servir deux tasses de café (oui, le thermos est toujours à portée de main). L'ouvrir explique alors le motif de sa présence ; inconsciemment, les sourcils de Michelle se froncent. Sans un mot, elle lui tend sa tasse pour prendre le courrier qu'il tient entre ses mains. Les Malveaux ... elle s'en tient éloignée, de ces bigots. Judd est le seul que la Lacombe considère fréquentable. Sans doute parce qu'il n'a pas le profil type de la Grenouille de Bénitier. La preuve : il ne rechignait jamais à venir chercher un peu de chaleur dans la Boutique. Une fois le mot déplié, quelques mots qui suffisent à assombrir encore davantage le regard de la médium "Je pensais que ta famille c'était des gens polis et bien élevés." Ils l'ont pris pour leur domestique ou quoi ? Jamais, au grand jamais, elle n'avait travaillé pour les Malveaux. Elle ne comptait pas vraiment commencer. Pour autant l'adresse indiquée l'intriguait. Elle glisse alors le mot sur le comptoir, tourné vers Judd "L'adresse te dit quelque chose ? Admettons que j'accepte, j'ai pas envie de me faire buter et enterrer dans les bois." Bien qu'il restait encore un enfant pour hériter du savoir des Lacombe, elle aurait aimé éviter de crever avant d'avoir fait la peau au responsable de la mort de son frère.

Café dans les mains, il en apprécie la douce chaleur qui le réchauffe après une dure (non) journée de labeur. Il soufflote doucement dessus, pour réussir à l'ingurgiter au plus vite et en quémander un deuxième. Peut-être même un troisième s'il est aventureux. " Pardon ? " Déjà parce qu'il est pas certain d'avoir bien entendu. Puis parce que "Bah euh, pas tous ?" C'est pas vraiment les termes qu'on emploierait pour le qualifier, lui. Poli et bien élevé. Mais en même temps, est-il considéré comme un Malveaux ? La question sur le bout des lèvres, ravalée aussi sec, remplacée par le café.

Une adresse ? Le courrier envoyé par les siens devient vraiment de plus en plus bizarre. Judd se rapproche, puisqu'invité. La caligraphie ne lui dit rien mais en même temps, il n'est pas vraiment habitué à recevoir des mots de leur part,  contrairement à Michelle en meilleure position que lui dans le classement des membres préférés de la famille, visiblement. " Ouais ?" Non, pas trop. "Vaguement ?" Peut-être. Il a la sale habitude d'être tenu long de tout ce qui pourrait avoir de l'importance. "Ca me parlera peut-être plus une fois sur place." Y a la curiosité qui le gagne, surtout. C'est quoi cette histoire ? Que veulent les Malveaux ? "T'auras qu'à m'abandonner et fuir si un truc nous attaque ? Ca ralentira le bordel et tu finiras pas enterrée ? Puis en plus, je conduis, si tu veux, jusque là-bas ?"

Michelle ne peut s'empêcher d'avoir un mauvais pressentiment. Sur Instagram, on parlerait sans doute de "bad vibes" mais la réalité était bien plus dérangeante. A la vue de l'écriture, son coeur s'était imperceptiblement serré sans qu'elle en comprenne la raison, comme s'il tentait de la mettre en garde. J'ai besoin de ton aide. A part sa famille, personne ne lui parlait avec autant de familiarité. Il fallait dire que Michelle était devenue spécialiste pour former des amitiés superficielle, suffisamment pour toujours avoir quelqu'un avec qui aller boire un café ou faire un peu de shopping. De véritables amitiés basées sur une inébranlable confiance ? C'était tout de suite bien plus compliqué. Michelle ne se fiait pas aux autres êtres humains en dehors des membres de sa famille.

Judd semblait avoir une idée d'où se trouvait l'endroit indiqué dans le mot. Bon, une vague idée, mais c'était déjà mieux que rien. Et même si elle ne le sentait pas, même si les vibrations étaient négatives comme qui dirait, elle avait aussi le sentiment qu'il fallait qu'elle y aille. Quelque chose l'appelait dans ces quelques mots écrits à l'arrachée. Judd proposa alors l'ébauche d'un plan, et la Lacombe posa sur lui un regard qui se voulait bienveillant. "Hors de question que je t'abandonne en cas de problème." Elle n'était pas de ces gens-là, la médium. Sans davantage d'explication, elle ouvrit l'armoire à côté de la caisse et en sorti un Colt 45 qu'elle glissa dans la poche arrière de son jeans. God Bless America. "Par contre je veux bien que tu conduises, oui." Ce fut alors à son tour de gribouiller un mot sur un bout de papier qui trainait. On peut y lire le message "Exceptionnellement fermé plus tôt. Ouverture demain à 9h." d'une écriture qui ressemblait étrangement à celle du mot qu'on lui avait transmis. Pas exactement le genre de détail qui sautait aux yeux de la médium. "Je vais passer chez moi me changer. J'ai un Beretta, tu veux que je te le prenne ?" God Bless America bis. "On se retrouve ici à 18h ?" proposa-t-elle tout en se dirigeant vers la porte pour y scotcher son mot.

" Non, merci, ça ira." Parce que s'ils se rejoignent de toute façon plus tard, il a largement le temps de... Taper une sieste ? Faire ses adieux à Camus ? Ecrire un petit mot à quelqu'un (mais qui ?) pour expliquer qu'il s'en va quelque part et que normalement, s'il en croit l'optimisme de Michelle qui pense être revenue suffisamment tôt et suffisamment en forme pour ouvrir sa boutique à l'heure prévue, il devrait rentrer.

18h sonne. Ponctuel, il est là à l'heure, pour emprunter les routes sinueuses et par la suite, les chemins de terre qui lui arrache des injures marmonnées à chaque sursaut de sa super >insérermodèledevoiture<. Chalet délabré en vue, il fait un demi-tour, histoire qu'ils n'aient plus qu'à sauter dedans pour faire chemin inverse si jamais l'affaire tourne au vinaigre, pour refiler le plus vite possible sur Lafayette et oublier cette idée pourrie dans laquelle ils s'engagent. Il hésite à fermer les portes, se décident pour un non parce qu'il sent bien la clé tombée lorsqu'il devra l'ouvrir dans la précipitation.

Un regard partagé avec Michelle. " On reste ensemble ou ?" ou on se sépare et crève comme les mauvais films d'horreur. Il tente d'analyser le tableau qui s'offre à eux, de proposer par où commencer, éventuellement. Mais les traces de pneus multiples attirent son attention (Dé de perception weeeesh)

Seuil de perception de Judd si ça t'aide a écrit:1 : Echec total
2 - 4 : Echec
5 - 9 : Réussite
10 : Big boss

Y a ce foutu sentiment qui ne la quitte pas, Michelle. Cette impression de passer à côté de quelque chose. Comme si ce bout de papier qu'on lui avait transmis n'avait pas livré tous ces secrets. Comme si elle était incapable de lire entre les lignes. Assise dans son canapé, un verre de whisky à la main, elle l'avait trituré jusqu'à ce qu'elle ait l'impression de voir sa propre écriture ; ce qui n'avait aucun sens. Elle ne s'était pas écrit ce mot. Et elle ne serait clairement pas passée par les Malveaux pour se l'envoyer. Aucun Lacombe ne passerait par les Malveaux pour quoi que ce soit. Ces gens était la lie de la chrétienté. Des fanatiques aveuglées davantage par leurs propres certitudes que par la lumière du christ. Ils la répugnaient. Ils répugnaient la plupart des Lacombe. Et Michelle avait parfois de la peine pour Judd qui était né dans cette famille et qui avait malgré tout réussi à garder une âme. Sans doute l'exception qui confirmait la règle.

Et voilà que les deux étaient en route pour résoudre ce foutu mystère.

Holster en vue, un flingue sur chaque flanc, cheveux maintenus en une tresse serrée, Michelle avait la dégaine de l'une de ces héroïne de western. Sauf qu'elle n'était clairement pas venue faire de la figuration. Une fois la voiture arrêtée et garée dans le sens du départ, elle pousse un profond soupir comme pour se débarrasser du mauvais feeling qui est en train de la prendre aux tripes. "Nan c'est mort, on reste ensemble. Histoire que si l'un de nous crève, l'autre puisse raconter à sa famille ce qu'il s'est passé." C'était une pointe d'humour. Le ton employé, cependant, ne permettait pas de le deviner.

Devant eux, un chalet dont Michelle ignorait l'existence. Fallait dire qu'elle ne venait pas souvent en forêt ; ces lieux étaient plus bruyants qu'une discothèque pour peu qu'on soit sensible au paranormal. En tout cas, il y a de l'activité. Ainsi qu'une odeur de vase qui lui fait froncer le nez. Mais c'est la vieille berline qui, la première, attire son attention. Elle fait alors signe à Judd de la suivre. S'ils pouvaient avoir des infos sur la personne qui les attendaient avant de rentrer, ce serait déjà ça de pris.

Perception: