One direction

C'était une bonne journée. Enfin, une journée comme les autres. Oui, c'était donc une bonne journée. Juniper avait trié des papiers - c'était facile, il y avait des numéros en bas des feuilles pour les ranger dans l'ordre. A part ça, elle avait beaucoup parlé avec Starsky et Hutch, les deux plantes qu'elle avait réussi à imposer dans le bureau du pôle écologie et développement durable. Ah, elle avait pris son goûter avec Judd, aussi. Et même deux goûters, celui du matin et celui de seize heures - Juniper étant végétalienne, elle avait besoin de se nourrir fréquemment d'oléagineux en tous genres. La jeune femme avait quitté la mairie vers dix-sept heures, l'âme légère (il faut dire qu'on faisait bien attention à ne lui confier aucune responsabilité). Elle ne faisait que rentrer tranquillement vers le ranch lorsqu'une comète s'écrasa sur elle. Du moins fut-ce l'impression qu'elle eut, sorte de boule à la tête blonde et aux vêtements écarlates. Juniper aurait presque pu distinguer le joli sac dans sa main si elle n'avait pas été absorbée par un quelconque détail dans son champ de vision. Donc choc frontal, comète qui projette la presqu'enfant au sol. Ce n'est pas une effusion de paillettes cosmiques qui s'échappe, mais bien un filet de sang qui coule le long de son arcade qui a heurté le sol avec force. Elle voit un peu flou Juniper, voire même carrément blanc. Alors quand elle entend une voix, elle pense que c'est la version cosmique du Premier qui lui parle. "Je suis morte ?" qu'elle demande en tendant la main vers la forme sombre qui s'approche d'elle. Ses doigts semblent toucher du coton fibreux, quelque chose à laquelle il lui semble qu'elle peut se suspendre. Alors elle tire dessus pour essayer de se remettre debout. Mais l'équilibre ne se fait pas - attraper une mèche de cheveux n'est pas des plus pertinents - et elle ne réussit qu'à rapprocher la voix d'elle dans un cri de surprise - de douleur ? "Oh non, j'ai fait tomber un ange du ciel !" Elle voit presque bien, maintenant. Prunelles grandes ouvertes, son regard navigue entre la personne en face d'elle et les quelques mèches de cheveux qu'elle a dans les mains. "Ohlala mais ce sont des cheveux ! Je croyais que c'était une corde pour monter au ciel. J'ai été frappée par une comète, vous l'avez vue ? Elle était toute blonde et toute rouge !"

Il y a des choses inattendues et pour autant ... qui sont naturelles. La mort, bien entendu, mais parlons de sujets plus léger si vous le voulez bien. D'autant plus qu'on m'a littéralement menacée de peines au-delà des mots pour que j'écrive ces quelques lignes. Non. Par exemple, le chat qui vomit dans les pantoufles durant la nuit : inattendu, mais ça arrive. Un homme bien qui ne s'attend pas à une prestation sexuelle après nous avoir payé un verre : inattendu, mais ... oui non. Cet événement-là se placerait dans la seconde catégorie, celle dont il est question dans cette situation précise : les choses inattendues et auxquelles on ne sait pas comment réagir. Sommes-nous seulement bien réveillé ? Ou bien s'agit-il d'un rêve étrangement réaliste ? Il est également possible que nous soyons coincés dans un jeu de simulation et que notre joueur ait, tout à coup, décidé de réaliser des actions sans queue ni tête. Tout cela semblait, en tout cas, bien plus probable que le fait qu'un être humain en possession de toutes ses facultés mentales ne se rattrape à ses cheveux et pense qu'il s'agisse d'une corde pour monter au paradis. Revenons-en à présent, si vous le voulez bien, à la nomenclature de ce type d'événements, et particulièrement à la deuxième partie de l'intitulé "auxquelles on ne sait pas comment réagir". Ainsi, alors que la môme, ou ce qui y ressemblait en tout cas, déblatérait des paroles qui ne trouvait pas sens aux oreilles de Michelle, celle-ci demeurait interdite. Elle ne s'était même pas entendu pousser un cri mêlant surprise et douleur. Ses yeux étaient justes rivés sur la petite main blanche refermée sur ses cheveux. En d'autres circonstances, l'aînée des Lacombe aurait sans doute tapé un scandale : on ne touchait pas à ses cheveux sans en payer les conséquences. Mais la gosse ne semblait pas ... avoir tous les oeufs dans le même panier dirons-nous. "Euh bah ..." Ne jugeons pas trop sévèrement la jeune femme, c'était au moins un début de réponse "C'était un voleur." Expliqua-t-elle sobrement. Dans le cours des événements, il ne semblait pas à Michelle qu'elle était tombée sur la tête. Pourtant, c'était une éventualité à ne pas écarter étant donné l'incohérence de ses propos. Mais il y avait plus urgent ... "Pourriez-vous lâcher mes cheveux s'il vous plait ?" articula-t-elle en taisant l'incrédulité de s'entendre prononcer ces mots. Une fois que ce fut fait, elle sentit les muscles de sa nuque et de sa mâchoire se détendre. Elle pouvait donc en revenir à sa personnalité plus sympathique "Vous êtes certaine de ne pas être blessée ? Vos propos n'ont aucun sens."

Sympathique qu'on a dit.
Pas diplomatique.

Pendant longtemps, le concept du vol avait été vraiment très flou pour Juniper. Voler, comme les oiseaux ? C'est super cool d'être un voleur ! En classe élémentaire, elle avait même fait toute une rédaction sur "Quand je serai grande, je serai voleuse" dans lequel elle avait raconté avec plein de jolis mots à quel point voler est magnifique, que tout le monde devrait pouvoir voler et que voler donne un sentiment de puissance infinie. La maîtresse avait convoqué ses parents, qui loin de s'inquiéter pour leur fille l'avaient félicitée - ils avaient réussi à la protéger des horreurs du monde. C'était Chance qui lui avait expliqué ce qu'était le vol au sens péjoratif du terme, quand il avait compris que, non, elle ne donnait pas volontairement son goûter tous les jours au même garçon, mais bien qu'il lui chipait dans son sac. Et à partir de ce jour, Juniper avait mis dans son sac deux goûters.

Les mains toujours accrochées dans les cheveux de la femme face à elle, Juniper ne lâcha sa prise qu'au moment où on le lui demanda. Elle était souvent distraite, et c'était bien vrai que tenir les cheveux d'une inconnue dans la rue n'était pas des plus socialement adapté. "Oh pardon Madame." Juniper frotte ses vêtements pour enlever les éventuels graviers qui s'y seraient accrochés (elle déteste les petites pierres qui se faufilent partout). "Oh non je ne suis pas blessée, enfin je crois que j'ai un peu mal à la hanche mais ça va. Vous savez je tombe souvent, parce que j'aime bien grimper. Surtout dans les arbres. On a beaucoup d'arbres chez moi. Et j'ai mon arbre préféré, c'est un chêne avec des branches basses, du coup on peut monter facilement. J'aime beaucoup prendre un livre et lire en haut. Mais une fois - non deux fois - non trois fois ! - et bah je suis tombée. J'ai rebondi sur plein de branches et BOUM !" Elle s'écrie en mimant une explosion avec ses mains. "J'ai atterri en bas. Et je ne me suis rien cassée, j'ai juste eu des bleus. Mon papa disait que j'ai les os solides comme lui. Mais maintenant il est parti." Petite pause, comme si Juniper réfléchissait. "Mais je sais pas encore où. Mais je vais trouver." Enquêtrice de qualité, aucun doute qu'elle allait finir par trouver son père (non). "Vous pensez que le voleur m'a volé quelque chose ?" Juniper tapote à nouveau ses vêtements. "Je n'ai rien dans mes poches." Un nouveau temps de réflexion. "Mais je n'avais rien dedans, alors il n'a pas pu me voler rien. Et vous Madame, il vous a volé quelque chose ?"

Elle parle, la môme. Elle parle même beaucoup. Peut-être trop ? Michelle n'en sait rien. Michelle n'est pas médecin. Bah nan, il a fallu rester à la maison, s'occuper de la famille, quand tout est parti en couille. Heureusement, du coup, s'occuper des gens elle sait faire. Discrètement, sa main se glisse dans la poche de son manteau. C'est bon, le téléphone y est. Sourire comme pour dire à la mioche de continuer sa fabuleuse histoire tandis qu'elle compose le 911. Elle aurait bien embarqué l'enfant dans sa voiture pour l'emmener aux urgences, mais une noire qui embarque une petite blanche dans une camionnette d'un autre âge ? Michelle tenait à sa peau. Et avant que les mauvaises langues ne trouvent à y redire, si vous aviez un commerce, vous auriez une camionnette également. Toujours est-il qu'au moment où le pouce appuie sur le petit cercle vert, Michelle marque une pause "Ok. Après les urgences faudra aller voir un psy." Toujours est-il qu'à l'autre bout du fil, on décroche. La commerçante décrit l'incident et fait part de ses craintes concernant la gamine au discours incohérent. "Une ambulance est en route" qu'elle claque quand elle a raccroché. Moment choisi par la gosse pour retrouver un semblant de logique dans son propos. Un semblant seulement. Lui a-t-on volé quelque chose ? "Euh, mon sac mais ... à part des serviettes hygiéniques et un baume à lèvres, on peut pas dire qu'il ait touché le gros lot. Je verrai ça avec la police." Oui parce qu'elle comptait pas laisser le malandrin s'en sortir aussi facilement. "Et en attendant, asseyez-vous et évitez de bouger. Vraiment je suis pas du tout rassurée par votre état." Si seulement elle savait, Michelle, qu'elle avait là une Juniper en parfait état ... oui non laissez tomber, ça l'inquièterait sans doute davantage.

On lui a dit, souvent, qu'elle parlait trop. Parfois, Juniper s'en excuse. Rarement, elle s'en étonne. Souvent, elle ne se rend même pas compte de la remarque tant elle est absorbée dans ce qu'elle dit. Elle essaye de suivre des conversations normales, cependant. Mais après tout, ce n'est pas de sa faute si on la trouve différente. Alors quand la jolie femme face à elle prend son téléphone et appelle vraisemblablement quelqu'un, elle sait que son devoir est de se taire. Elle écoute distraitement sa conversation, qui semble vraisemblablement décrire ce qu'il vient de se passer. La bouche de Juniper s'ouvre soudain, comme si elle venait de comprendre quelque chose. Ça devait être ça le besoin instantané des jeunes de toute partager de leur vie, une vraie dépendance à leurs téléphones, ils en perdent le contact avec le monde et la nature que certains membres de la communauté n'arrêtent pas de répéter. Elle décroche donc de la conversation pour réfléchir à ce sujet, parce qu'après tout elle aussi elle raconte presque tout de sa vie, mais pas à travers un écran, alors est-ce qu'elle perdait aussi le contact avec la nature mais seulement à moitié ? Et soudain, c'est la deuxième réalisation. Le visage n'est pas inconnu, parce qu'il lui rappelle celui de son ami et joueur d'instruments incongrus. Elle a déjà vu la jeune femme, probablement dans une des maisons Lacombe.

Alors qu'elle se perd à chercher un prénom à mettre sur le visage, elle percute à nouveau au mot "ambulance" et regarde en panique autour d'elle, cherchant qui donc a besoin d'une ambulance. Mais visiblement, personne ne semble être tombé sur la tête ou avoir trébuché sur un pavé mal encastré (et on pouvait remercier @Judd Malveaux pour ça, cela faisait un moment que personne n'avait porté plainte pour un défaut de la voirie). "Moi je suis rassurée que le voleur ne vous ait rien volé d'important. Moi j'aurai été triste qu'on me vole mon baume à lèvres, mais c'est parce qu'il est fait spécialement pour moi. Parce que je suis un peu allergique au baume à lèvres classique du jardin. Vous voulez du baume à lèvres ?" qu'elle propose en tendant son tube à sa nouvelle amie. "Et vous utilisez quoi comme protections hygiéniques ? Moi j'ai pas beaucoup le choix, on utilise des culottes qui se lavent, mais il faut choisir le bon savon parce que sinon ça encrasse et après ça absorbe plus très bien. Vous saviez qu'on peut faire de la lessive avec du lierre ? Et après on peut ajouter des huiles essentielles pour que ça sente boooon. Moi dans la mienne j'ai mis de la fleur d'oranger et maintenant mes vêtements sentent un peu comme des pâtisseries. Mais du coup ça me donne toujours faim." Et d'ailleurs ça lui donne envie de grignoter les raisins secs qui se trouvent dans une petite boîte en métal dans son sac. "MICHELLE !!!" s'écrie-t-elle tout à coup. "Vous êtes Michelle la cousine de Pilou celle qui chante super bien !!! Je me souviens vous m'avez donné des conseils quand je chantais pour le groupe TRES. Pilou jouait toujours un instrument différent, Chance mon cousin jouait du piano et moi je chantais. Vous vous souvenez ?"